sa liqueur jaillit avec le poète
du jour
lui demeure alors
l’allure penchée des narcisses
il dit
l’heure n’a pas sonné
encore
mais je voudrais qu’on enveloppe mon corps mort
d’un linceul chaud
sa liqueur jaillit avec le poète
du jour
lui demeure alors
l’allure penchée des narcisses
il dit
l’heure n’a pas sonné
encore
mais je voudrais qu’on enveloppe mon corps mort
d’un linceul chaud
je poussai les persiennes, il faisait jour, j’avais dormi plus longuement, beaucoup rêvé, d’une gare en ruines où un homme abattait d’une balle une chèvre rendue folle par la captivité, d’un cours où je démontrais à des adolescents, images à l’appui, que l’éléphant avait pour lointain ancêtre un singe informe, et d’autre chose, me semblait-il, encore avec des animaux
l’air vif me prit le visage et les mains, le ciel était haut, bleu pâle, il ferait beau, au paysage clos des deux cours endormies et de l’érable effeuillé se substitua avec la soudaineté d’une hallucination celui d’une mer gris pâle qui se mêlait dans le lointain à un ciel laiteux dans un sfumato que rompaient deux ou trois silhouettes noires de cargos
et cela suffit pour qu’à nouveau je fusse pris, violemment et douloureusement comme à un hameçon, au désir d’être ailleurs, un autre, que des persiennes de ma vie repoussées, ouvertes, mon âme s’échappât, mon corps, mon histoire, et que s’écrivît à neuf dans une autre langue l’énigme de mon passage sur terre
le matin du troisième jour on tenta de suspendre le processus de décomposition du corps politique en vain, l’atmosphère fétide était si lourde qu’aucun courant d’air frais ne parvenait à l’assainir, chacun entreprit alors de cultiver quelques jacinthes qu’il tenait sous son nez pour échapper à la pire puanteur qu’on eût connue depuis longtemps, la démocratie pourrissait, on s’habitua, dans les platanes que l’automne avait effeuillés les corneilles faisaient comme des trous noirs aux bords pointus
les troupes du dedans
défaites les voltigeurs
de la joie décimés
vaincus les francs
tireurs de la révolte
le cœur demeure
qui me bat
ai surpris un voleur à enfourcher ma bicyclette et l’ai
de justesse in extrémisse rattrapé
lui ai laissé le choix de me la rendre de bon gré ou de se faire casser
la gueule
a bien saisi la différence et au final le point commun
s’en est allé rafistolant son intérieur et l’air à l’extérieur
de rien
et moi
sur mon vélo
pensant que cinquante ans plus tôt j’aurais livré à qui voulait tout ça pour vrai
tandis que là
j’y mène en joie la faux
poétique
je donne de l’eau nouvelle aux renoncules dont les feuilles ont jauni mais dont les fleurs se sont épanouies dans des teintes vieux rose qui adoucissent le vert sombre du branchage squelettique auquel elles sont mêlées
j’arrose le grand clivia qui poussait deux fois par an avant que la cochenille ne l’attaque de grandes fleurs orange miraculeuses, puis le géranium exubérant sur le garde-corps de la fenêtre et je m’arrête
à observer sur les ramblas des employés municipaux souffler en tas les feuilles mortes qu’avale un peu plus tard un énorme aspirateur dans une plainte blanche et continue de machine
c’est dimanche et c’est l’automne aussi de la démocratie
de l’espérance en l’avenir
peut-être faut-il réapprendre à résister et à mourir
dans le soleil
s’épanouissent les renoncules et leur feuillage jaunit sur la table un peu plus bas le mystère des poires mûrit la trotteuse de l’horloge rouge va de son pas boiteux sur le parquet de l’automne vers l’hiver |
et les arbres leur ombre dansante portée par le soleil sur les murs et le plancher ourdissent feuille à feuille leur projet de nudité |
ce qu’écrivent les arbres la plupart de ceux
qui se nomment humains non solum n’y entendent rien sed etiam ne croient pas même que scribunt arbores ils ne voient pas non plus les chiens roux qui s’y élancent dans un bruissement de pelages ni les enfants qui font rouler là des taureaux chevauchés par des dieux androgynes entre les bêtes qui se rient du propre de l’homme ils ne soupçonnent pas la Cabbale des racines ni les psaumes de la canopée ils ne voient que les barreaux de la raison entre lesquels seuls quelques-uns passent la tête |
dans la lumière t’en visager puis te faire entre les pages de mon livre sécher |
ce matin les réverbères s’étaient à peine éteints le ciel
à l’horizon se colorait d’orange et plus haut
la lune y faisait une rognure
d’ongle manucuré
que cachait par intermittence
au marcheur moi
le feuillage des platanes
il faisait frais les ombres
de quelques rares passants
recevaient le jour comme un cadeau
qu’on déballe avec toutes les lenteurs
qu’on peut et je cherchais
sous quel angle regarder le monde moi
qui n’en voyais depuis des mois
que la catastrophe je cherchais
de la canne blanche de mes mots
le chemin de mon levant
et la main de l’enfant
dans la mienne une boulangerie
ouverte aussi
ce matin-là le vent vira d’est en ouest, abaissant le ciel, poussant de lourds nuages de pluie mais d’abord, et jusqu’aux chambres où l’air humide et frais qui entrait par les châssis disjoints des fenêtres nous rencognait au fond de nos lits, le chant d’autres coqs que ceux des fermes de Rocheville, plus lointains, parfois déchiquetés en chemin par les haies ou les bosquets
et puis, alors que j’avais résolu d’enfin me lever, la cloche de l’église de Rauville-la-Bigot dont je reconnus le timbre, c’était le plus sourd du pays et le vent en portait bien les graves : je comptai les coups, pensant qu’elle sonnait l’heure, six heures sans doute, peut-être sept car je m’étais rendormi, mais à neuf, après avoir brièvement pensé que je m’étais mécompté, je pris conscience que c’était le glas ;
la cloche de Rauville sonnait le glas, ou étaient-ce les caprices du vent d’ouest qui en altérait le battement en le ralentissant ou en en emportant un coup sur deux, non, me dis-je, c’est bien le glas, je n’en avais un instant douté que parce que la pensée de la mort était trop matinale pour que je ne tente pas de la repousser, de la remettre à plus tard dans la journée, un peu plus tard, lorsque au moins j’aurais quitté la position horizontale ;
le clocher de Rauville annonçait donc aux alentours, et le vent d’ouest en portait la nouvelle jusqu’à moi, nouvelle que le vent d’est qui soufflait encore la veille au soir m’eût épargnée, qu’un être humain entrait en agonie ou venait de mourir — il était en effet bien trop tôt pour que l’église sonnât une cérémonie funéraire — et, à la manière d’une vanité, me convoquait au pied du mur insurmontable de ma propre fin,
mais cette injonction inattendue que peut-être un autre jour j’aurais prise comme une invitation à un ars moriendi qui n’aurait soulevé en mon esprit aucune objection fondamentale me fut ce matin-là, tandis que la pluie commençait à crépiter aux fenêtres, pénible comme l’obligation de prononcer un discours louangeur aux funérailles d’un être qu’on a méprisé, ou d’accueillir avec le masque mal ajusté et oppressant de la bonhommie un rival haï
aussi, remettant mon lever, me couvris-je la tête de mon oreiller pour m’assourdir, faire barrage à ce qui du jour grisâtre passait mes paupières closes, et m’évadai-je dans des rêveries érotiques, mélange de souvenirs et d’inventions, d’êtres connus et chimériques, de gestes coutumiers et bizarres, la main bientôt descendue au bas de mon ventre, jusqu’à l’oubli